Roland Daraspe, orfèvre bordelais, par Mme Jacqueline du Pasquier, conservateur du Musée des Arts décoratifs de Bordeaux

musee_arts_deco_bordeauxLes origines de la communauté des orfèvres de Bordeaux remontent au Moyen Age, attestant une activité‚ très ancienne qui semble avoir été toujours florissante mais dont il reste peu d’œuvres antérieures au XVIII° siècle. A cette époque, faste entre toutes à Bordeaux, les témoignages sont en revanche nombreux, en dépit des destructions révolutionnaires, de l’engouement pour l’orfèvrerie qui s’étend désormais aux usages domestiques.

L’abolition du système corporatif voulu par la Révolution puis, au cours du XIX° siècle, les progrès techniques et l’industrialisation croissante entraînent de profondes modifications : les orfèvres installés à Bordeaux font, de plus en plus, venir de Paris des pièces sur lesquelles ils se contentent d’apposer un poinçon de marchand, comme la maison Servan dont l’activité se poursuivit plus d’un siècle et demi.

Avec l’Art Nouveau, autour de 1900, et la période Art Déco, moments particulièrement féconds pour les Arts décoratifs, parmi les artistes renouant avec les grandes traditions artisanales, le Bordelais Maurice Daurat est un orfèvre et un potier d’étain très talentueux.

Aujourd’hui, la plupart des designers dessinent indifféremment pour l’orfèvrerie, la céramique, les textiles ou le mobilier, des objets fonctionnels ou de luxe, qui sont réalisés par autant de techniciens ou d’artisans.

La grande originalité de Roland Daraspe, authentique orfèvre, est d’avoir su, à la fois, reprendre les méthodes traditionnelles de fabrication et concevoir lui-même ce qu’il réalise, créant ainsi une oeuvre très personnelle, où l’on sent « la main ». Comme au XVIII° siècle, puis comme a su le faire Maurice Daurat, les créations de Roland Daraspe, pour la table et le luminaire, la toilette et la paure – sans oublier les objects liturgiques – accompagnent, en l’embellissant, notre vie quotidienne.

Extrait du Catalogue « Roland Daraspe », Musée des Arts Décoratifs de Bordeaux, octobre-novembre 1992.

C’est dans cette tradition du Bordelais Daurat, surtout actif à Paris, que s’inscrit Roland Daraspe, né à Versailles et installé près de Bordeaux, à Macau, au bord de la Garonne. A une époque où l’on assiste de plus en plus à l’intervention de designers et de stylistes dessinant aussi bien – et avec un égal intérêt – pour l’orfèvrerie, la céramiques, le verre, les émaux, les textiles ou le mobilier, des objets fonctionnels ou de luxe, qui sont réalisés par autant de techniciens ou d’artisans, l’originalité de Roland Daraspe tient au fait qu’il conçoit et réalise lui-même, et tout seul, ses pièces.

Boite en Mokumé
Boite en Mokumé

Roland Daraspe s’est exclusivement voué au métal et est actuellement l’unique orfèvre de Bordeaux : « au terme d’une aventure de solitaire, je suis devenu autodidacte, sans lignage ni confrèrie locale » [1]. En 1968 il est titulaire d’un C.A.P. de chaudronnier et, en 1971, d’un brevet de mécanicien aéronautique. C’est en travaillant le vitrail de 1973 à 1976 avec le verrier américain Harold Wills, que Roland Daraspe commence à s’orienter vers la création artisitique. Il fabrique tout d’abord des bijoux, avec des clous de chevaux ; puis, peu à peu, se fait orfèvre. Dans l’exposition, ses premières pièces datent de 1979, il s’agit d’une petite boîte à « fermoir-verrou » en maillechort (n°44 du catalogue) et de la « boîte-sculpture » (n°30 du catalogue) en métal argenté et oxydé. Ainsi, dès cette époque, Roland Daraspe est déjà soucieux d’objets fonctionnels mais agréablement maniables, faits pour la poche ou pour rester à proximité de la main. Avec la boîte-sculpture, son style se révèle, caractérisé par la sobriété et de grands aplats permettant de jouer sur des oppositions de matières et de couleurs, ici métal argenté et oxydé. Roland daraspe développera ce goût, juxtaposant à l’argent maillechort, laiton doré ou nickel, doublant de vermeil ses pièces d’argent, sertissant une pierre dure colorée ou transparente, reprenant à son compte, enfin, la technique du mokumé.

Parce qu’il est un artisan, plein de sagesse et de modestie, Roland Daraspe conçoit ses formes en fonction des techniques qu’il connaît et maîtrise. « Je pars d’un dessin en coupe, je fais beaucoup de croquis, ensuite j’attaque la troisième dimension avec une maquette. Avant de poser mes premièeres ébauches sur le papier, j’ai résolu les problèmes techniques dans ma tête. Une maquette en plâtre me fait évoluer vers la forme parfaite, ensuite c’est la réalisation où intervient la part créatrice du métal ». Et il ajoute : « C’est la raison pour laquelle tout faire de A à Z a beaucoup d’importance ».

« Lorsque j’attaque le travail du métal, je pars d’une feuille d’argent que je vais emboutir puis restreindre pour obtenir par martelage la forme en trois dimensions (la retreinte est le procédé du modelage au marteau). Ensuite, il y a l’opération de brasage qui consiste à assembler des pièces par l’apport d’un métal qui a une température de fusion inférieure à celle du métal utilisé ».

Flasques, boites et étuis
Flasques, boites et étuis

Il est toujours émouvant de reconnaître dans le style retenu par l’artiste, la personnalité de l’individu. Roland Daraspe est un homme simple, direct et chaleureux, profondément sincère aussi et ses créations sont à son image : « Une boîte doit fermer avec un petit clac parfait, une théière verser sans goutter, son anse ne doit pas vous bruler, un flambeau doit être stable… L’orfèvrerie n’autorise pas le bluff ». Lorsqu’il dit encore : « Je recherche le vrai dans mon travail et dans ma vie, l’harmonie et une heureuse sensualité », on croit reconnaître ses pièces, les boîtes (à pilules, à poudre, à bonbons…), les étuis (à cigares, cigarettes, cartes de visite, cartes à jouer…), les flasques (à alcool ou à parfum), les verres à liqueur, les gobelets ou la tasse pour le vin de Bordeaux, autant d’objets de confort et de convivialité qui invitent au toucher, où passe comme une sorte de frémissement épidermique qui n’est autre que la trace délicate et ténue, mais très perceptible, du martelage. On sent le métier, la main de l’artisan, on devine la peine et le soin pris à façonner l’objet. En le touchant, on a ainsi étrangement le sentiment de communiquer avec celui qui l’a fait. Il y a, dans le travail de Daraspe, quelque chose d’imméditement satisfaisant qui va au delà du plaisir esthétique.

A la question, « Avez-vous beaucoup étudié les arts, quel est l’enracinement de la création dans la culture ? » Roland Daraspe répond avec une simplicité spontanée, dépourvue de toute fausse modestie, qu’il n’a pas étudié les arts, « ni autre chose en général » et qu’il ne veut pas voir « trop de choses », ayant besoin surtout de réflexion et de solitude dans son atelier. Et l’on comprend ce souci de liberté, loin de toute référence ou tapage culturel, pour cet artiste profondément intègre et respectueux du travail d’autrui, qui tient essentiellement à rester lui-même.

Si devant certains objets de Daraspe, aux formes dépouillées, au décor simplifié d’une pierre sertie, au martelage apparent, on peut évoquer l’orfèvre des Arts and crafts, Charles Robert Ashbee ou, à la même époque, les recherches, en Autriche, de Josef Maria Olbrich. Si, dans d’autres cas, le travail de Daraspe à partir d’une feuille d’argent pliée (le bassin et son aiguière, n°56, ou le coupe-papier, n°38) fait penser au service Como, à la théière, ou au vase Cardinal de l’Italien Lino Sabattini, autre orfèvre autodidacte oeuvrant pour Christofle dans la gamme « Formes nouvelles », des années 50, ces rencontres sont purement fortuites. Roland Daraspe ne connaît pas ces artistes, néanmoins il les rejoint au terme d’une démarche et de préoccupations analogues. Ashbee, comme Olbrich, revendiquaient hautement la noblesse de l’artisanat et l’urgence de s’opposer à l’omniprésence d’un décor répétitif privé de sens et de nécessité. Tandis que Sabattini, marqué par la pureté de certaines créations scandinaves et venu de Milan, métropole du design, tentait de concilier fonction et harmonieuse limpidité des formes.

Daraspe, lui aussi, est attentif aux détails qui rendent un objet maniable et commode, tout en restant beau, la théière (n°17) verse parfaitement et son anse, évidée à chaque extrémité, permet de la saisir sans se bruler les doigts, telle flasque à alcool (n°18) s’ouvre commodément pour livrer passage à des cigares car tous les amateurs recherchent encore la combinaison de ces deux arômes. Il faut observer encore la façon dont Daraspe a étudié, pour le culte judaïque, la lampe de Hanoukah (n°50). Il conçoit un modèle dont le dessin par son évocation – toute stylisée – de l’Arche d’Alliance est une image hautement symbolique, mais en même temps, il sait rester scrupuleusement attentif aux impératifs pratiques d’un objet rituel.

 

Service à liqueur
Service à liqueur

Et puis, il y a cette influence du Japon que Daraspe lui-même souligne à propos d’un service à liqueur (n°37), mais quand on lui parle d’un véritable « japonisme » perceptible dans d’autres oeuvres, il s’étonne un peu… pourtant, ces oppositions de matières et de couleur, cette présence – toute lointaine certes, mais bien réelle – du bambou dans le profil de quelques vases (29 et 31) ; le recours aux émaux qu’on enchâsse dans l’argent, la technique du mokumé enfin, jusqu’à ces petites boîtes polies qui sont comme une version moderne de l’inro qu’elles évoquent souvent par leur forme.

Présenter Roland Daraspe, c’est souligner cette dualité qu’il sait maintenir en un équilibre harmonieux : désir d’innover et respect de la tradition et de techniques artisanales. Mais parce que l’atmosphère et la lumière girondines lui conviennent si bien, il nous a paru également indispensable en exposant le travail de Daraspe de l’insérer dans l’histoire riche et contrastée de l’orfèvrerie à Bordeaux. Il en a adopté quelques usages et quelques formes et il en a respecté aussi, peut-être de façon plus fortuite, quelques constantes, l’élégance, la sobriété, le sens pratique ; et si, pour finir, quelques traits de japonisme peuvent être relevés çà et là dans sa création, c’est encore une manière de souligner son adoption par Bordeaux qui connut, en son temps, une flambée – liée peut-être à son destin portuaire – particulièrement éclatante de cette fascination pour l’Ectrème-Orient.

Notes

[1] Toutes les citations entre guillemets sont de Roland Daraspe, extraites d’interviews à Didier Arnaudet, pour Gironde Magazine n°30, oct.-déc. 1992, et surtout à Ariane Grenon pour le Courrier des Métiers d’Art, n°117, nov. 1992.